vendredi 25 septembre 2009

Article de Frédéric Potet dans Le Monde du 02 Avril 2009

Ne dites pas à Émile Bravo qu'il est dessinateur de bande dessinée. Parlez de lui comme d'un auteur, d'un écrivain graphique, voire d'un romancier dessinant, mais d'un simple dessinateur, niet ! Le terme est à la fois trop réducteur et trop référencé à ses oreilles. "Désolé, mais la BD ce n'est pas du dessin, explique-t-il. Le dessin n'est que la partie artisanale de ce métier. Savoir dessiner ne suffit pas pour être auteur de BD. Il en est de même en littérature : savoir écrire fait-il de vous un écrivain ?" Peu importe si le propos a un air de déjà-vu.  
Emile Bravo est intarissable sur le sujet, et n'a pas son pareil pour fustiger l'engeance des purs dessinateurs, ceux dont la virtuosité fait s'ébaubir les fans sur les salons. "Ils font tout pour ne pas perdre le pouvoir de fascination qu'ils exercent sur les gens. On se croirait au Moyen Age, quand ceux qui savaient lire et écrire avaient le pouvoir sur les autres."
Ceci posé, Emile Bravo aime dessiner. Il aime autant, si ce n'est plus, écrire. Et pratique tout cela avec un talent que le public et la critique saluent unanimement. Sorti en avril 2008, son Spirou, le journal d'un ingénu (éd. Dupuis) n'a pas quitté les gondoles des librairies, et flirte aujourd'hui avec les 80 000 exemplaires vendus. Un succès qui doit bien sûr beaucoup à la notoriété du personnage emprunté (Spirou) et au bouche-à-oreille dont a bénéficié l'album, mais aussi à la réputation de... dessinateur qui escorte Bravo depuis un certain temps.
L'invité d'honneur du festival BD à Bastia (du 2 au 5 avril) est généralement présenté comme l'un des héritiers les plus doués de la ligne claire franco-belge (trait noir, contours d'épaisseur régulière, couleurs en aplats...). Depuis Yves Chaland, mort dans un accident de voiture en 1990, rarement auteur avait rallié autant de suffrages parmi les inconditionnels de ce langage graphique porté aux nues par Hergé.
Une petite précision, cependant. Plus les années passent, et plus la ligne claire d'Emile Bravo perd de sa clarté. A ses débuts, son pinceau n'avait qu'une idée fixe : réaliser les pleins et déliés les plus parfaits qui soient. L'obsession pouvait le pousser à réaliser l'encrage sur un papier calque posé au-dessus des crayonnés. C'est en côtoyant d'autres auteurs réunis dans un atelier de la place des Vosges au milieu des années 1990 que ce Parisien né en 1964 a commencé à prendre ses distances avec les codes de la ligne claire.
Le contact des Joann Sfar, Emmanuel Guibert et Christophe Blain l'a en quelque sorte affranchi des contraintes existantes : "Quelle liberté ils avaient ! C'est en les voyant faire que j'ai pu me lâcher." La technologie est venue accompagner la mutation. Bravo utilise désormais un feutre pinceau dont il remplit à peine le réservoir, de telle sorte que l'encre crachée par l'ustensile s'étale de manière charbonneuse, faisant ressortir le grain du papier.
Alors, claire ou pas claire, cette damnée ligne ? L'affaire ferait une belle jambe à l'intéressé si celui-ci ne revendiquait pas un certain académisme. "Mon souci est de m'adresser au plus grand nombre de lecteurs. C'est pour cela que j'adopte des codes graphiques connus de tous. Tout le monde a lu au moins un Tintin une fois dans sa vie. Il faut savoir que, pour Hergé, la ligne claire n'a jamais répondu à une définition graphique, mais a toujours été un genre narratif dont la vocation est de mettre le dessin au service de l'histoire." Captiver son lecteur, ne jamais faire baisser son attention : tel serait finalement le seul credo de Bravo. "L'important, chez lui, est vraiment l'efficacité du récit, confirme Benoît Fripiat, son éditeur chez Dupuis. La BD sort actuellement d'une période où les auteurs et les éditeurs se sont beaucoup concentrés sur l'aspect graphique. On avait oublié qu'il fallait aussi raconter des histoires. Le succès d'Emile nous renvoie aujourd'hui à cette évidence."
L'efficacité, donc. Mais le refus de la mièvrerie également. S'il surnage aujourd'hui au milieu de l'abondante production d'albums pour jeunesse, c'est aussi que ce fils de réfugié espagnol (prénommé Emilio) a doté ses personnages d'une épaisseur psychologique peu commune. Grands ou petits, ceux-ci doutent, s'angoissent, tombent amoureux, se posent des questions métaphysiques, développent une conscience politique... Son Spirou est un modèle du genre. L'histoire se déroule en 1939. Encore adolescent, en pleine "révélation de soi", le petit groom est à l'aube d'un traumatisme personnel profond. L'imminence de la guerre s'apprête à le transformer en adulte féru d'humanisme. Présenté ainsi, le scénario peut sembler bien grave pour une BD jeunesse. Tout le contraire, nous démontre sur 63 planches Emile Bravo, dont la référence absolue en la matière est Maus, d'Art Spiegelman. "Un livre qui, tout en nous parlant de l'horreur (la Shoah), est aussi bien lisible par les adultes et les enfants."
Afin de se mettre à hauteur de ses lecteurs les plus jeunes, Spiegelman avait utilisé la technique de l'anthropomorphisation en remplaçant les êtres humains par des souris. Bravo, lui, truffe ses récits de rebondissements et de gags, dans la pure tradition franco-belge, mais aussi par goût pour le divertissement. On n'est pas pour rien fan de Lubitsch et de Monicelli. "Émile passait beaucoup de temps à détendre l'atmosphère à l'atelier des Vosges, se souvient Emmanuel Guibert. Cet humour naturel est aujourd'hui tangible dans son œuvre, tout comme l'ensemble des questions graves qui y apparaissent."
Un grand raconteur, en somme, qui faillit bien ne jamais le devenir. La BD n'a jamais été une vocation chez ce titulaire d'un bac E qui se destinait à embrasser mollement la carrière d'ingénieur. Voyant les dessins qui noircissaient les marges de ses cahiers, un copain lui dit un jour : "Tu devrais faire de la BD." "Je n'y avais jamais pensé", se souvient l'autodidacte. Ses parents ne s'opposeront pas au projet. Surtout pas son père - dessinateur à ses heures - qui lui lisait des albums quand il était petit et riait des passages que lui ne comprenait pas.
Son ambition n'est pas ailleurs aujourd'hui. "Créer de la complicité intergénérationnelle. La BD est un mode d'écriture fait pour les enfants. Je n'arrive pas à me dissocier de cette idée. Je lui attribue les mêmes vertus qu'au conte : apporter le doute chez l'enfant, le préparer à l'âge adulte", développe ce quadra, dont le paradoxe est de ne pas avoir de descendance et de ne pas en souhaiter. "Pour cause d'immaturité", affecte-t-il d'expliquer.
L'album auquel il travaille actuellement est une histoire de Jules, son héros adolescent abandonné en 2006 sur des questions existentielles autour de Dieu et de la paternité. Le suivant sera un Spirou : "Mais à condition que je trouve une bonne idée de scénario. Si je n'ai rien à dire, je ne vais pas ramener ma fraise, non ?" Comme disent les jeunes : c'est clair.

Source : Le Monde

Article de Frédéric Potet dans Le Monde, du 02.04.2009

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